Texte

FREDERIKA FENOLLABBATE

Le complément perdu

Souterraines et incontrôlables, elles agissent sans qu'on puisse les repérer. D'ailleurs, seuls leurs effets se font sentir. Imprévisibles, ils nous dépassent. Aussi invisible qu'opiniâtre, leur puissance fait bien plus que s'emparer de notre être. Elle le constitue. En amont des perceptions, dont elles déterminent la nature et l'efficacité, en aval de la raison qui nous ne les restitue que morcelées et travesties, aussi coulantes et informelles que l'eau, elles s'infiltrent dans chaque pensée et affect. Du moindre battement de paupières à l'acte le plus marquant. De cent milles visages et de corps en perpétuelle mutation, ce sont elles qui te font te retourner toujours sur le même genre de filles, elles qui façonnent cette trajectoire personnelle dont tu te crois maître. Bonnes ou mauvaises, atteignant leur cible de manière plus ou moins détournée. Espionnes, elles font les coups en douce, et souvent pour frapper fort. Dans le théâtre de la vie et sur la scène du monde, en coulisses aussi bien que sur le plateau. Elles règnent.

Souveraines et irrésistibles. Elles sont dans le cœur le regret éternel de leur implacable disparition. Absence. Brassant tout ce qu'elles trouvent sur leur route, elles travaillent sans relâche. Quand nous dormons, ce sont elles qui veillent encore, plus éclatantes et peut-être mieux lisibles que dans l'état de veille où nous faisons tout pour les camoufler. Quand pourtant, éveillés, ce sont elles qui nous le font être, elles nous agissent et nous pensent. Elles ne dorment jamais. Elles sont... la ville suprême qui ne dort jamais.

Comme elles échappent par nature aux symboles et définitions, ne reste, à celui qui veut en faire l'expérience... qu'à tomber dedans. Nager à l'aveugle dans leur contre-courant. Dépasser leurs cloisonnements, l'anal, l'oral, l'invoquant, le génital et le scopique. Pour atteindre le non-lieu où elles se dissolvent. Dans la source primitive, le creuset sans fond : la pulsion qui n'a pas de nom.
Et Magali Sanheira, dans un mélange de tendresse et de défi, lui dit... Je veux jouer avec toi. Puisque tu te joues de moi, jouons ensemble.

Tenant à la foi du pacte et du défi, deux composantes essentielles du Désir, la règle de l'une devient la règle de l'autre. La source de la pulsion se modélise, se met en boîte...
C'est une histoire de mise en boîte. Mise en boîte de la pulsion que je conte quand se laisse couler mon corps s'éparpillant en flux partant de l'œil. L'œil piégé par les dispositifs, —images, photographies aussi bien qu'installations et animations— de Magali Sanheira pour remonter son courant tumultueux, compact, mais pour une rare fois visible.

Regarde Antigone(1) toujours plus près des étoiles , quand le feu du désir d'être te consume tout à fait. Tu te montres, l'espace de quelques instants, telle que tu es dans ton être, fulgurance de la très pure consumation. Sur la blancheur qui n'est que l'autre nom de l'absence où bientôt tu vas disparaître, tu apparais d'abord jaune comme le soleil, puis d'un orange qui s'embrase jusqu'au noir absolu de la perte totale. Une étoile, voilà ce que tu es, épousée au Cosmos, ton frère...

Pour que la pièce soit visible, il faut toujours que s'actualise l'action de brûler car c'est par le feu que la tache, (étoile, Antigone) se révèle. Ici l'œuvre se joue purement dans l'acte de son apparition. Et celle qui s'est laissée prendre dans les rets, —aussi paramétrés en vérité qu'ils semblent chaotiques car la pulsion se donne le plus souvent par son masque contraire—, rejoint le geste du premier artiste tel que nous aimons nous l'imaginer. Celui qui dans la grotte ne peint que pour la beauté suicidaire du geste... Dont l'effet peut disparaître sans laisser de trace. Le moment de l'apparition coïncide avec celui de la disparition. Comme la mort d'Antigone signe la naissance de l'absolu désir qui ne se refuse rien, qui se donne au rien.
Rien d'où je nais...

Et puis l'œil, piégé par la pulsion mise en boîte, s'extrait ruisselant de vide de cette boîte pour se lover dans le vide des Modules(2).
Regarde enfant quand les adultes autour de toi croyaient que tu jouais simplement. Alors que tu t'apprivoisais à ta solitude face à celle des autres, joueurs, partenaires ou concurrents... Regarde comme, direct sorti du néant, il est là maintenant qui te regarde à son tour. Nous ne sommes tous jamais que de vieux enfants. Tu es jeté au monde, comme te le rappellent la caisse claire qui monte des Modules(3), les rifs de guitare obsédants quand te saisit une horreur calme, une désolation lancinante, aussi attractive que mystérieuse. Des parcs pour enfants sans enfants.

Des structures en couleurs qui se veulent ludiques, formatées pour que jouent et y apprennent la vie urbaine sociale des enfants qui ne sont pas là. À travers des grilles, des feuillages, prétendus paradis clôturés comme une prison. Dans ces modules de jardins d'enfants qui devraient bouger, tourner et supporter les mouvements les plus exubérants, tu ne vois que le vide et tu attends. Un événement. Qui est là pourtant. Suspension dérisoire et terrible, les pulsions de crier et de mordre, de s'envoler et de courir, s'épinglent au fil du diaporama qui, avec la musique, s'écoule dans le hors-temps. Dans un vide où elles se marquent mais en creux. Main négative de la suprême pulsion. Quand elles se rejoignent toutes, une à une elles s'effacent...

En ces jardins déserts, paradis vrais ou faux que de toute façon tu n'atteindras jamais, la peur de la solitude qui t'étrangle te fait chercher quoi aimer. À quoi se raccrocher. Tu écartes les feuillages-grillages du faux paradis qui s'ouvrent devant Black Narcissus(4). À leur place maintenant, en deux rangées aussi abruptes que le diamant pour te percer l'œil, six tasseaux au sol de bois brut, de hauteurs différentes, t'agrippent la chair dans des courbes sonores que tu n'entends pas mais que tu vois. Les sens se dérèglent. S'abandonner à la pulsion. Les sens déréglés que tu ne maîtrises plus sont agrippés par une chaîne, lourdeur et rigidité, implacable comme une société se contemplant elle-même indéfiniment à travers ses vassaux qui se croient libres. Ils arrivent, pour sombrer dans le cœur de la fleur mortelle et noire, faussement évanescente et délicate: origami aussi léger qu'impitoyable. Les sens déréglés tournent en boucle. Les sons ne sont qu'un écho, ton miroir. Tu as trouvé la figure idéale à aimer, toi. Et elle te broie.

Alors le piège te recrache. Où aller, vers quoi se tourner? Tout n'est que fausseté, voies des pulsions vraies qui se cachent, autoroutes des besoins inventés qui asphyxient... Qui est le vrai qui ne se donne que masqué? Qui est le faux qui brille comme le faux or de l'information? Quelle est l'image? Et quelle est la forme exacte? Réel et représentation tourbillonnent et s'échangent trop vite. La ville est faussement réelle mais pourtant elle est vraie. Vertige. Le mot n'est pas la chose. Mais les images fausses, celles du monde et celles de mon moi menteur, font que le mot devient chose, cette chose que je suis. L'artiste va prendre la ville au mot...

Mettre la pulsion en boîte et prendre le réel de la ville en cases de jeu. Faire de la carte le territoire dans un monde où toute valeur est renversée. Renverser le renversement, Go-Zero(5). La carte de Paris forme la zone du jeu de go où les pions se déplacent. À la fin de la partie, l'emplacement des pions marque des lieux de Paris. À ce va-et-vient entre le réel (dans l'acte présent du jeu) et la représentation (la carte de Paris), s'ajoute un autre va-et-vient renversant. Le lieu réel de Paris est marqué d'un signe in situ (réel) qui, photographié, est ensuite reporté sur le plan pour donner une nouvelle carte (représentation) faite d'éléments réels. C'est comme quand tu étais enfant, que c'était vrai parce que tu jouais. Et que c'était vrai aussi quand tu ne jouais pas... parce que tu jouais tout le temps. Que dit d'autre dans le fond la pulsion? Le creuset des pulsions mis en boîte par Magali S. C'est bon quand c'est mal... Quand c'est mal c'est que c'est vrai et ce vrai n'est pas la réalité. Il la dépasse jusqu'à l'excellence du faux.

La force de la faux qui a fait trancher la gorge des enfants de Médée. Elle aimait trop, Médée, c'est pour ça qu'elle a tué ce qu'elle avait de plus cher. Montrer son amour en blessant jusqu'à la mort quand tout l'amour s'est consumé dans la fausseté. Médée est d'une logique implacable. Mais comme si elle avait traversé Go-Zero où tout s'est inversé, le bien est le mal et la vie de l'amour ne peut être que sa mort. Elle est trop logique, opère le renversement parfait. C'est pourquoi Médée(6), en ses tables découpées, tranchantes comme le diamant, toujours le même, qui va te couper l'œil, sont sur le point de s'imbriquer à la perfection l'une dans l'autre. Mais entre elles, il y a toi. Dans l'interzone à mi-chemin du réel et de sa représentation. Dans le point d'intersection, translucide et compact. Où le signe n'est qu'un leurre. Mais où le leurre est le seul ancrage du jeu de la vérité.

Donc plus rien n'a de substance. Comme le parc désert d'enfants, comme la toile blanche sur laquelle n'apparaît une jeune fille qu'en disparaissant, désert de la vie, M. Sanheira dans la mise en boîte de la pulsion va jusqu'au bout de l'extinction de la substance. Elle prend la langue.

Rien que son squelette, structure grammaticale. Sujet verbe complément(7). Qui se plaque par éclats de phrases dans la ville. Le squelette de la langue sur le cadavre de la vie urbaine. Une fiction exponentielle trouve son lit dans le béton. Le tourniquet réel/signe-représentation se met en place. Le mot (signe) et le morceau de ville (réel) auquel il est adjoint, sont capturés dans une image photographique (représentation). La ville est tableau. Les tableaux, mise en abîme de l'entrelacement du signe et du réel, se déclinent de métropole en métropole. Sujet verbe complément marque la dérive où, plus que de se perdre sur le territoire, le sujet (toi). Se conjugue (verbe). À ton complément perdu, ultime et que tu chercheras jusqu'à ta mort (le réel de la primitive pulsion).

Nager à contre-courant...
Dans le lit des villes. Dans l'emprise des sexualités débordantes jusqu'au crime; Euryale(8), en son visage gravé sur une larme métallique comme une blessure d'où s'écoule sur le sol le sang du crime, la Gorgone de la sexualité.
Nageant à contre-soi pour se combattre et s'élever au point de Déplacer le vide(9); jeu de taquin surdimensionné qui en devient injouable quand la représentation voudrait se faire aussi volumineuse que le réel, dans une mise en espace du symbolique pur.
Trouver que la vérité est ici. Qu'elle est très basse et évidente comme l'énigme du sphinx.
Qu'elle n'existe que du seul fait qu'on la cherche comme le montre Sphinx(10). Où le sphinx justement a l'air moins énigmatique que celle près de lui qui l'interroge. Qu'on en vient à se demander si ce n'est pas lui plutôt qu'elle qui serait sommé de répondre. Mais répondre à quoi? Rien.

Seul le rien peut répondre à l'absence de question. Cette absence de question à laquelle on ne peut pourtant pas passer outre. Vivre sans question, c'est mourir. Certains meurent sans mourir, se posent tellement de questions qu'ils en arrivent à saisir l'absence de leur fondement. Le leur, de fondement, aussi bien que celui des questions.
Parcellisés dans l'infinitésimal des formes, ils peuvent tout devenir. Ne sont que le mouvement des pulsions.
Les pulsions, sans formes, nous font penser, aimer, agir. Elles qui, de substance, n'en ont pas. Et quand Magali Sanheira met en boîte la pulsion, nos corps en ce vide en même temps fluctuent, se déplacent. Se dépassent.

Frederika Fenollabbate


  • 1. Antigone, châssis 160x80: bois, papier, jus de citron. Projecteur lumière. 2004.
    2.  Diaporama, temps variables, 2003.
    3.  musique originale Gaël Angelis.
    4.  Black Narcissus, plexiglas 160x80, bois, chaîne, papier, encre de chine, piège. 2007.
    5.  Go-Zero, impression numérique 180x180; goban: bois, verre gravé, pierres; carte ign contrecollées sur aluminium; collaboration avec Gaël Angelis. Paris 2003.
    6. Médée, bois-médium, caisson lumineux , dentelle, semences de tapissier. Dimensions variables.2005.
    7. Sujet verbe complément , 6 photographies 50x75 contrecollées sur aluminium, autocollants noirs.2003.
    8. Euryale, tirage lambda, 16x16. Multiple, 3 exemplaires. 2004.
    9. Déplacer le vide, bois-médium 140x140x8,8. 2005.
    10. Sphinx, composition photographique. 2006.